La Flandre, la nation des schtroumpfs nationalistes

Dans « Schtroumpf Vert et Vert Schtroumpf » (1973), le dessinateur belge Peyo présentait l'affrontement entre les Schtroumpfs du Nord (qui parlent de « tire-bouschtroumpf ») et ceux du Sud (qui disent « schtroumpfe-bouchon »). Cette querelle linguistique était une métaphore à peine voilée des tensions existant entre flamands (néerlandophones) et wallons (francophones) depuis des décennies.

Si, dans la bande dessinée, tout finit par s'arranger, ce ne sera pas le cas dans la vraie Belgique. Pour les élections du dimanche 13 juin, les sondages promettent en effet, pour la première fois en Flandre, la victoire (large) d'un parti séparatiste : la N-VA. Comment en est-on arrivé là ?

À l'origine : une rancœur flamande

La forte volonté flamande d'autonomie, voire d'indépendance, prend sa source aux débuts de la Belgique. Quand celle-ci accède à son indépendance en 1830, le pouvoir est contrôlé par l'élite francophone (la Wallonie est alors, grâce à l'essor de la sidérurgie, le joyau industriel de l'Europe). Bien que la population belge parle majoritairement le flamand (un dialecte du néerlandais), bien que la capitale (Bruxelles) soit flamande, cette élite impose le français comme langue de l'administration. Cela écarte les flamands des postes dans l'administration, tout en attirant de nombreux francophones… ils sont aujourd'hui 85% de la population bruxelloise. Pire, consacré langue de l'élite belge, le français est adopté par une grande partie de la bourgeoisie flamande (les « Fransquillons »). Dans l'inconscient collectif flamand, le français symbolise donc à la fois la perte de leur capitale Bruxelles, et l'oppression par la bourgeoisie francophone.

Pendant un siècle, les Flamands obtiendront peu à peu (et difficilement) des droits sur l'utilisation de leur langue. Après avoir obtenu le bilinguisme en Flandre, ils souhaitent l'étendre à tout le pays. Pas question pour les francophones, qui veulent contenir la progression du mouvement flamand. La question est tranchée en 1932 : bilinguisme à Bruxelles, mais unilinguisme en Flandre (flamand) et en Wallonie (français), entre lesquelles on trace une première frontière linguistique. Cela accentuera la francisation de Bruxelles, tout en défrancisant la Flandre. Le socialiste wallon François Bovesse se réjouit alors : « Le bilinguisme est mort, personne ne le ressuscitera. »

La situation n'est pas apaisée pour autant, mouvements autonomistes flamands et wallons prenant de l'ampleur. En 1962, on fixe définitivement la frontière linguistique, après l'avoir ajustée. Les communes unilingues comptant une forte proportion d'habitants utilisant une autre langue se voient imposer les « facilités » : elles doivent permettre à ces habitants de communiquer avec l'administration communale dans leur langue. Naît ainsi un grand malentendu entre les deux communautés, en particulier dans la périphérie de Bruxelles. Les flamands voient les facilités comme un dispositif temporaire, devant mener à l'intégration linguistique. Les francophones considèrent au contraire cela comme une reconnaissance permanente de leurs droits à y utiliser le français.

Unilinguisme, frontière linguistique : à chaque fois, l'état belge fait des concessions pour séparer Wallons et Flamands, pensant alors régler le problème communautaire. À chaque fois, cela continue.

Walen buiten

En 1967, une crise éclate à l'Université catholique de Louvain, la plus prestigieuse université catholique du pays. À l'époque, elle fait exception aux lois linguistiques en étant encore bilingue, bien que situé en territoire flamand unilingue, grâce aux pressions des évêques belges refusant qu'on touche à leur joyau. Certes, la section francophone a bien le projet de s'étendre de l'autre côte de la frontière linguistique, mais aucune séparation n'est à l'ordre du jour. Cette situation déplaît fortement aux nationalistes flamands, qui n'acceptent aucune entorse à la séparation linguistique : ils sont 30 000 à défiler dans les rues d'Anvers le 5 novembre 1967 pour réclamer le départ des étudiants francophones.

À leur suite, les étudiants flamands de Louvain défilent régulièrement dans les rues de la ville universitaire en criant « Walen buiten! » (« les wallons dehors ! »). La cause devient de plus en plus populaire dans l'opinion flamande. Début février 1968, tout s'accélère. Le 2, l'évêque de Bruges revient sur ses déclarations passées contre la séparation. Le 6, le député Jan Verroken, interpelle le gouvernement sur la question, et fait alors éclater au grand jour les divisions de sa famille politique (démocrates-chrétiens) entre les deux communautés linguistiques. Le 7, le premier ministre Paul Vanden Boeynants, lui aussi chrétien-démocrate, prend acte de ces divisions et démissionne. La situation sera réglée quelques mois plus tard par la scission effective de l'université louvaniste, et la création d'un nouveau campus en Wallonie : Louvain-La-Neuve.

Le divorce entre démocrates-chrétiens flamands et francophones sera entériné définitivement en 1972, par la scission du Parti Social-Chrétien. Les grands partis politiques unitaires ont vécu : la séparation linguistique se produit également chez les libéraux (1972) et les socialistes (1978). Le virage autonomiste des politiques flamands (face au succès de Volksunie, l'union des nationalistes flamands de tous bords politiques) a rendu la cohabitation linguistique impossible.

La réforme de l'état de l'état de 1970 propose un nouveau découpage de la Belgique. Celui-ci est relativement complexe, puisque triple :
  • 3 « régions » : la Wallonie (au sud), la Flandre (au nord), Bruxelles-Capitale (au milieu, enclavé au sud de la Flandre) ;
  • 3 « communautés » linguistiques : française, flamande, et germanophone ;
  • 4 « régions linguistiques » : de langue française (la quasi-totalité de la Wallonie), de langue néerlandaise (la Flandre), bilingue (Bruxelles-Capitale) et de langue allemande (quelques communes à l'est de la Wallonie).
Cela calme un temps les tensions communautaires. Mais le diable se niche toujours dans les détails. Aux Fourons, une commune flamande excentrée, bordée au nord par les Pays-Bas et ailleurs par la région wallonne. Les francophones y sont nombreux (il s'agit d'ailleurs d'une commune à facilités), et même régulièrement majoritaires aux élections. En 1982, la liste francophone de José Happart y remporte les élections, et il est nommé bourgmestre (maire) peu après. Mais il refuse de passer un test de néerlandais (arguant que rien dans la loi électorale ne l'y oblige), et la chambre flamande du conseil d'état le destitue de son mandat. Il sera nommé et destitué à nouveau plusieurs fois. Il faudra attendre 1988 pour qu'Happart (entre temps récupéré par les socialistes wallons) renonce à devenir bourgmestre, en échange de compensations pour sa commune. Entre temps, la situation s'est tant enlisée qu'elle a fini par raviver les tensions communautaires au plus au niveau de l'état, et a même fait tomber un gouvernement en 1987.

Le problème Bruxelles-Hal-Vilvorde

Pour satisfaire les revendications autonomistes flamandes (et en espérant les calmer définitivement), on modifie la Constitution belge en 1993 pour faire désormais de la Belgique un état fédéral, reposant sur les régions et les communautés. Un fédéralisme particulier, puisque chacune de ces divisions a des compétences propres et exclusives (par exemple, l'enseignement relève des communautés). Ainsi, la ratification belge du Traité de Lisbonne a dû passer par tous les organismes législatifs correspondants.

Bien avant les régions, il y avait les provinces. Qui ne correspondent pas forcément au découpage choisi. La frontière linguistique en a bien placé 4 du côté néerlandophone (Anvers, Limbourg, Flandre Orientale, Flandre Occidentale), et 4 autres du côté francophone (Liège, Namur, Hainaut, Luxembourg). Mais a laissé dernière, le Brabant, entourant Bruxelles, à cheval sur deux régions (puis trois lors de la création de Bruxelles-Capitale en 1989). Une situation rendue impossible dans la Belgique fédérale (où les provinces dépendent désormais des régions). On scinde alors le Brabant, ce symbole de l'identité belge (qui a donné ses couleurs au drapeau, et son nom à l'hymne national, la Brabançonne). Brabant wallon et Brabant flamand (sans Bruxelles) naissent en 1995.

Malgré cet effort, le fédéralisme belge n'est pas encore total. Ont survécu au Brabant les circonscriptions électorales qui le composaient : Nivelles (Brabant wallon), Bruxelles-Hal-Vilvorde (la région capitale et la partie occidentale du Brabant flamand) et Louvain (Brabant flamand). Cela ne pose pas de problème jusqu'en 2002, lorsqu'on décide de réduire le nombre de circonscriptions pour les élections législatives. Celles-ci correspondront désormais aux provinces… sauf dans le Brabant flamand, où l'on conserve l'ancien découpage, pour permettre aux francophones résidant dans les communes flamandes autour de la capitale de voter avec les bruxellois pour des listes francophones. Cette exception a été reconnue comme inconstitutionnelle par la Cour d'arbitrage quelque mois plus tard1, il faut donc revoir la copie. Mais, huit ans plus tard, rien n'a bougé. Pourquoi ? Parce que le dossier est explosif. C'est la boîte de Pandore qu'on refuse d'ouvrir.

En effet, pas question pour les francophones de scinder Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV) sans contrepartie. Il doit y avoir en échange élargissement de Bruxelles-Capitale aux six communes (flamandes) à facilités de sa périphérie, majoritairement peuplées de francophones. L'une d'elle, Rhode-Saint-Genèse, est particulièrement stratégique : jouxtant la Wallonie, son rattachement à la capitale permettrait de désenclaver Bruxelles, et d'avoir un territoire francophone uni en cas de sécession de la Flandre. Inacceptable pour les Flamands, qui ont déjà perdu Bruxelles : pas question de voir la « tâche d'huile francophone » s'étendre.

Histoire récente de BHV

10 juin 2007. Les élections législatives fédérales. Les partis socialistes et libéraux (wallons et flamands) formant la coalition au pouvoir accusent un net recul. Le grand vainqueur est l'alliance (en Flandre) du CD&V (parti chrétien-démocrate) et des séparatistes de la N-VA.

Naturellement, le roi charge Yves Leterme, leader du CD&V, de la formation d'un gouvernement. Un personnage particulier. Malgré son nom français (qui lui vient de son père) et son amour du Standard de Liège (le grand club de football wallon), il est la principale figure flamande des années 2000. Il a sauvé un parti démocrate-chrétien flamand en perte de vitesse (écarté des coalitions gouvernements en 1999 et en 2003) en imposant une ligne plus dure, plus autonomiste, en faisant alliance avec les nationalistes de la N-VA, et en crédibilisant l'opinion autonomiste en Flandre. S'il est alors très aimé en Flandre, il est un personnage controversé chez les francophones. Sa franchise et sa spontanéité ont déjà provoqué plusieurs fois le scandale. À l'été 2006, celui qu'on attendait déjà comme grand gagnant des élections à venir avait accordé une interview au journal Libération2. Il y expliquait que les seules choses restant communes aux Flamands et aux francophones sont « le Roi, l'équipe de foot, certaines bières… ». Surtout, il regrettait que le système des facilités n'ait pas permis l'intégration linguistique des francophones de Flandre : un propos grinçant (« apparemment les francophones ne sont pas en état intellectuel d'apprendre le néerlandais ») qui est très mal passé dans les esprits wallons.

Un an plus tard, Leterme est donc désormais « formateur ». Et la RTBf (radio-télévision belge francophone) profite de la fête nationale (le 21 juillet) pour tester les connaissances des politiques. Leterme connaît-il la Brabançonne, l'hymne belge ? « Un peu, oui. Allons enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé… ». La Marseillaise. Lapsus ou humour, cela n'arrangera pas sa popularité auprès des francophones.

En effet, la Chambre des Représentants étant élue à la proportionnelle, le formation d'un gouvernement nécessite un accord de coalition. Généralement, ce n'est pas très compliqué de convaincre d'autres partis de venir partager le pouvoir. Mais ici, le clivage politique passe au second plan : c'est entre flamands et wallons que l'accord est impossible. Toujours à cause des questions communautaires, en particulier de BHV : les premiers réclament une scission sans condition, les seconds veulent l'élargissement de Bruxelles en échange. Constatant le blocage, Leterme renonce une première fois le 23 août, mais le roi le reconduit dans sa mission. Les mois passent, et la situation s'enlise. Toujours aucun gouvernement, toujours à cause de BHV. Les partis flamands menacent : ils voteront unilatéralement la scission le 7 novembre, si aucun accord n'est trouvé, en profitant de leur avantage numérique au Parlement. L'ultimatum n'y changera rien, ils s'exécutent donc. En réaction, la Communauté française enclenche une procédure de « conflit d'intérêt » (tel que le Parlement l'autorise lorsqu'une région ou une communauté s'estime gravement lésée), ce qui repousse le vote de 4 mois. Ce passage en force flamand achève les espoirs de formation du gouvernement.

Le 1er décembre, Leterme renonce à nouveau. L'ancien gouvernement est toujours « en affaires courantes », depuis maintenant six mois. Conscient que la personnalité tranchée du leader chrétien-démocrate peut rebuter les francophones, on s'adresse à celui qui est toujours premier ministre par la force des choses : Guy Verhofstadt. Au nom de l'urgence de la situation, chacun remet à plus tard ses revendications, et un gouvernement est formé le 21 décembre, pour 3 mois, le temps de se mettre d'accord. Le 20 mars 2008, Leterme succède comme prévu à Verhofstadt, et on est d'accord… qu'il faille trouver une solution dans les trois mois. Le délai s'écoule, rien ne bouge, et Leterme présente, le 14 juillet, sa démission au roi. Ce dernier la refuse : pas question de s'enfoncer dans la crise.

Pour que les tensions entre Flamands et Wallons passent au second plan, il faudra la crise mondiale. Les banques belges (Fortis, Dexia, KBC) risquent la faillite. En un week-end d'octobre, Fortis Belgique est nationalisée et revendue à BNP Paribas …sans convoquer le moindre conseil d'administration ! La décision sera cassée par la justice belge, pour qui l'urgence de la situation n'est pas une raison pour violer la loi. Et on apprend que Leterme aurait exercé des pressions sur les magistrats pour tenter d'éviter cette décision défavorable. C'est le Fortisgate : il démissionne le 19 décembre.

Il est remplacé par le consensuel Herman Van Rompuy, lui aussi membre du CD&V, alors président de la Chambre des Représentants. Celui-ci neutralise la situation à merveille… si bien que l'Union Européenne décide, un an plus tard, d'en faire le président du Conseil Européen. Leterme, revenu au gouvernement quelques mois plus tôt (aux affaires étrangères), en reprend la tête le 25 novembre 2009. Quatrième gouvernement en deux ans, toujours selon le même processus : on change le Premier, mais on garde globalement les mêmes ministres, pour éviter de réveiller les discordes.

Les Wallons ont d'ailleurs fait le maximum pour mettre BHV sous le tapis, multipliant les procédures en conflit d'intérêt : à la Communauté française succéderont la Commission communautaire française (COCOF, instance francophone de Bruxelles-Capitale), le Parlement Wallon, et même la Communauté germanophone. Mais les recours s'épuisent : en avril 2010, 29 mois après le vote flamand pour la scission, le sujet revient enfin au centre des débats. Le temps presse pour son règlement, d'autant plus que la Belgique sera à la tête de l'Union Européenne au second semestre 2010 : mieux vaut éviter que la crise interne éclate quand tous les voisins auront le regardé tourné vers soi. Mais sans surprise, chaque camp reste sur ses positions. L'Open VLD (droite libérale), qui veut reprendre le leadership flamand au CD&V, frappe un grand coup en quittant le gouvernement. Déjà affaiblie par le départ de la N-VA fin 2008 (pour les mêmes raisons), la coalition ne contrôle désormais plus que 76 des 150 sièges du Parlement, et à peine un quart des sièges flamands. Il est quasiment impossible de gouverner dans ces conditions. Leterme démissionne une nouvelle fois (cinq en trois ans !), ce que le roi accepte le 26 avril… Des élections législatives anticipées sont alors convoquées pour le mois de juin.

Circulaire Peeters, Wooncode, discriminatoires ?

Si le blocage du dossier BHV empêche tout accord communautaire plus large, et contrarie donc les volontés autonomistes du pouvoir flamand, celui-ci trouve d'autre moyens pour nuire aux francophones.

La Flandre est très attachée à l'intégrité de son territoire, et du Walen Buiten à BHV, craint beaucoup l'expansion des francophones en son sein (comme une « tache d'huile » qui s'étendrait). Elle cherche par tous les moyens à obliger ceux vivant en Flandre à adopter le néerlandais. Parfois au-delà du ridicule. Ainsi, certaines communes flamandes de la périphérie bruxelloise interdisent à leurs employés de parler en français avec les administrés francophones, alors même que nombre de ces employés maîtrisent cette langue.

Même les communes à facilités linguistiques pratiquent la discrimination linguistique. Depuis la circulaire Peeters (1997), plus question d'y envoyer directement les documents administratifs en français : ils doivent l'être en néerlandais, et n'être fournis en français que si l'administré le demande. Pour avoir envoyé des convocations électorales en français à leurs citoyens francophones, trois communes à facilités de la périphérie bruxelloise ont vu la nomination de leurs bourgmestres (maires) refusée par le pouvoir flamand. Comme pour les Fourons un quart de siècle plus tôt, les deux parties jouent l'enlisement, les communes continuant de proposer les mêmes bourgmestres à chaque refus de l'administration.

Plus problématique est le code du logement (Wooncode) adopté par la Flandre, qui restreint l'accès aux logements sociaux à ceux qui maîtrisent le néerlandais ou s'engagent à l'apprendre. Une demande excessive, qui donne l'impression que la région flamande veut obtenir l'unité linguistique à toute vitesse, toujours par peur de la « tâche d'huile ». La situation se radicalise encore plus en 2009 avec l'adoption du décret Wonen in eigen streek (« habiter dans sa région »), qui demande de justifier d'attaches locales lors de l'achat d'un logement en Flandre. Officiellement cela doit permettre de favoriser l'accession de la population locale à la propriété. En pratique, cela est souvent employé pour empêcher l'achat par un francophone. Les exemples se multiplient. Un couple bruxellois, déjà propriétaire d'un appartement sur la côte belge (flamande), qui souhaitait acheter une maison plus grande. Un autre couple, voulant déménager de 3 kilomètres, de Bruxelles vers Dilbeek, une commune de sa périphérie, où ils ont des amis et de la famille. Une jeune mère, quittant le domicile de son conjoint à leur séparation, qui souhaitait acheter dans la même commune (où sa fille va à la crèche). Dans chacun de ces cas, la vente a dû être annulée après qu'une commission a estimé que l'acheteur n'avait pas d'attaches suffisantes avec la commune.

Nationalisme et extrémisme flamand

Ces petites discriminations le montrent, la Belgique est l'histoire d'un divorce qui n'en finit pas. Entre une Flandre toujours plus distante, et une Wallonie toujours aussi attachée à l'unité du pays. Les francophones croient régulièrement calmer les revendications flamandes en acceptant des concessions à l'unité du royaume (unilinguisme dans les années 1930, frontière linguistique dans les années 1960, fédéralisme dans les années 1990), mais ne font en réalité qu'attiser la faim du Lion flamand, toujours plus rancunier des vexations originelles par l'élite francophone.

Les partis francophones soutiennent coûte que coûte l'unité de la Belgique. Il en va de leurs résultats électoraux : les Belges francophones ne veulent pas d'un avenir sans la Flandre, sans doute par peur de ne pouvoir s'en sortir « seuls ». D'ailleurs, s'ils refusent généralement de croire à l'éclatement de la Belgique, les Wallons sont 49% à souhaiter le cas échéant leur rattachement à la France, selon un sondage réalisé lors de la crise politique de juillet 20083. La grande manifestation organisée en novembre 2007 en faveur de l'unité de la Belgique fut assez révélatrice : la très grosse majorité des (seulement) 35 000 participants était francophone.

Retardant le plus possible toute réforme favorisant l'autonomie de la Flandre, les francophones agissent finalement toujours avec un coup de retard. Quand les francophones acceptent enfin le fédéralisme réclamé par les Flamands, c'est parce que ceux-ci veulent déjà le confédéralisme (un pouvoir central réduit au strict minimum). Et ce n'est que la montée importante du séparatisme flamand qui pousse aujourd'hui les francophones à envisager le confédéralisme. Mais il est sans doute déjà trop tard. La population flamande a déjà trop radicalisé ses positions en faveur de l'autonomie, voire de l'indépendance.

Cette radicalisation s'est rapidement traduite dans les urnes. La surprise vient dès 1994, du Vlaams Blok (« bloc flamand »), un parti d'extrême-droite qui obtient 28% des voix dans la très cosmopolite Anvers. Son fondateur, Karel Dillen, fut le traducteur en néerlandais du pamphlet négationniste « Nuremberg ou la terre promise » de Maurice Bardèche. Ami de Jean-Marie Le Pen, il a su réunir derrière lui les scissions droitières de la Volksunie à la fin des années 1970. Son parti a des slogans-choc : « Eigen volk eerst! » (« Notre peuple d'abord ! »), « België barst » (« Que la Belgique crève »). Deux cibles favorites : les immigrés (Marocains, Turcs) et les wallons. Même si le Blok a recyclé en son sein d'anciens activistes du Vlaamse Militanten Orde (VMO, milice néo-nazie), les propos antisémites sont soigneusement évités, pour séduire la forte communauté juive de la ville. Pendant 10 ans, le Vlaams Blok continuera de progresser régulièrement dans la région flamande, atteignant même 24,2% aux élections régionales de 2004 (deuxième, à moins de 2 points des démocrates-chrétiens).

Pendant ce temps, la Volksunie (le mouvement historique du nationalisme flamand) ne fait plus recette. Dépouillée du leadership séparatiste par le Blok, elle finit par éclater en 2001, laissant la place à deux nouveaux mouvements nationalistes : Spirit (progressiste) et Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA, conservateur). Cette scission a sans doute réjoui sur le moment les francophones attachés à l'unité de la Belgique. Mais, par le jeu des alliances, elle aura finalement contribué à la diffusion des idées nationalistes dans tous les partis flamands. Ainsi, Spirit se présentera avec le parti socialiste flamand puis fusionnera avec Groen! (les verts), et la N-VA formera un cartel avec le CD&V (chrétien-démocrate). Pour satisfaire leurs nouveaux alliés, les partis traditionnels se montrent de plus en plus ouverts aux thèses nationalistes, ce qui n'est pas pour déplaire à un électorat de plus en plus agacé par les problèmes communautaires (et en particulier par BHV).

Fin 2004, le Vlaams Blok est finalement condamné pour racisme, ce qui met en danger son financement. Il est alors rapidement dissous et reconstitué sous un nouveau nom, Vlaams Belang (« intérêt flamand »), avec un programme légèrement édulcoré pour éviter de nouveaux procès. On pouvait alors croire que la victimisation offerte à l'extrême-droite flamande lui allait lui permettre de progresser encore. Mais d'autres partis, plus fréquentables, viendront lui disputer le discours nationaliste et séparatiste. Aux élections législatives fédérales de juin 2007, on enregistre la percée notable (6%) de la Lijst Dedecker, créée quelques mois plus tôt par le populiste de droite Jean-Marie Dedecker, connu pour ses dérapages (il avait notamment affirmé en 2003 au magazine Humo que les israéliens, par leurs agissements, se préparaient « un second holocauste »). Surtout, la N-VA finit par rompre l'alliance avec le CD&V, fin 2008, devant l'insuccès des négociations communautaires (et particulièrement le dossier BHV).

Les deux petits partis réalisent des scores notables aux élections régionales de 2009 : 7,6% pour la Lijst Dedecker, 13% pour la N-VA (dont l'apport fourni au cartel CD&V/N-VA aux élections législatives de 2007 avait été estimé à 5,7% des voix4). Le Belang, lui, est en chute libre : s'il reste encore deuxième parti de Flandre, il est revenu au niveau de 1999 (15 %) et ne devance plus les socialistes et les libéraux que de quelques milliers de voix.

Aujourd'hui, les sondages pré-électoraux accordent environ 25% à la N-VA en Flandre (ce qui en ferait le premier parti de la région), et moitié moins pour le Vlaams Belang. Il est certes une bonne chose de voir l'extrémisme reculer, au profit d'un parti nationaliste « démocratique » (issu de la Volksunie). Mais Bart De Wever, leader de la N-VA et nouvelle coqueluche des Flamands, n'est pas un saint. En 1996, alors jeune étudiant, il rencontra Jean-Marie Le Pen au Vlaams Nationale Debatclub (un club de réflexion très à droite), comme en atteste une photo5. Il le recroise d'ailleurs en 2007, aux funérailles de Karel Dillen, le fondateur du Vlaams Blok. Fin 2007, il choque la communauté juive d'Anvers en s'en prenant aux excuses formulées par le maire pour l'implication de la ville dans la déportation des juifs. Il qualifie ces excuses de « gratuites », dont le seul but serait de combattre le Vlaams Belang6. Il minimise le rôle de l'administration (« Ce n’est pas la ville d’Anvers qui a organisé la déportation des juifs, elle fut elle-même victime de l’Occupation. Ceux qui la dirigeaient à l’époque ont dû prendre des décisions délicates dans des circonstances difficile ») et ne peut retenir une comparaison très hasardeuse (« Si l’on doit commémorer la Shoah, l’on ne peut perdre de vue la situation des territoires palestiniens occupés où certains ont recours à des techniques qui me font penser à un passé sombre, plutôt que de tirer les leçons du passé. ») Il s'excusera ensuite pour l'émoi provoqué, jurant qu'on l'avait mal compris.

Si le Belang est aujourd'hui dépassé dans les urnes, il aura toutefois atteint un de ses principaux buts : imposer ses idées dans l'opinion publique flamande. Le cliché du wallon chômeur et fainéant n'a jamais eu tant de succès. La Wallonie, qui se remet difficilement de la fin de la sidérurgie, est aujourd'hui plus pauvre que la Flandre ? Pas question de payer pour elle (notamment en ce qui concerne la sécurité sociale) ! Une vision plutôt égoïste, qui oublie que la Wallonie a longtemps « payé pour » la Flandre, quand son industrie était prospère.

La réussite de cette propagande fait que les thèses nationalistes rencontrent un succès particulièrement fort chez les jeunes flamands. Les nouvelles générations de votants ont toujours vu le royaume se déchirer. Rien qui ne donne envie de se sentir belge. Le rejet systématique des Wallons les pousse dans les bras des partis séparatistes, extrémistes ou populistes de droite. En 2007, les Flamands de 18 à 21 ans (dont c'était la première participation à une élection fédérales) ont voté à 33% pour le Belang et 14% pour Dedecker7, contre respectivement 18% et 6% de la population globale. Inversement, seulement 12% ont voté pour un parti étiqueté à gauche (socialiste ou écologiste), contre 22% de la population globale.

Après le 13 juin ?

Les séparatistes flamands, malgré leur succès probable, n'ont pas intérêt à réclamer trop vite l'indépendance de leur région. Une décision unilatérale serait contre-productive, surtout dans le contexte de l'Union Européenne (dont la Belgique prendra d'ailleurs la présidence le 1er juillet). Stratégiquement, mieux vaut prendre le temps de bien réaliser le divorce. En faisant des concessions aux francophones. Que les Flamands fassent une croix sur Bruxelles et permettent son élargissement, et ils obtiendront la scission de BHV et le confédéralisme, la dernière étape avant l'indépendance. Quelles que soient les solutions apportées à la Flandre, il est à espérer que celles-ci permettront de faire retomber la fièvre nationaliste (qui étouffe actuellement les partis progressistes) et la stigmatisation des wallons.

1 Arrêt de la Cour d'arbitrage n° 73/2003 du 26 mai 2003

2 Jean Quatremer. «D'un Etat unitaire à un Etat fédéral». Libération, le 18 août 2006

3 Sondage Ifop pour la Voix du Nord. Les Français et les Wallons et l’avenir de la Wallonie. 2008.

4 Marc Swyngedouw. Het stemaandeel van de Vlaamse politieke partijen: een analyse op basis van het postelectorale verkiezingsonderzoek 2007. Katholieke Universiteit Leuven, 2008.

5 Pierre Eyben. Bart De Wever, un ex-disciple lepéniste ? RésistanceS.be, 2007.

6 Le faux pas d’un populiste extrême. Le Soir, 2 novembre 2007.

7 Marc Swyngedouw. op. cit.

Commentaires

  1. merci pour cet effort de synthèse, c'est clair, mais triste.

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  2. Merci Vinz, très beau boulot, très éclairant!

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  3. En effet, très bel effort de synthèse. Une remarque cependant: c'est bien de citer les slogans flamands dans la langue originale, encore faudrait-il le faire sans erreurs (Wogen in eigen streek « habiter dans sa région » au lieu de "Wonen in eigen streek"; « Eigen wolk eerst! » « Notre peuple d'abord ! » au lieu de "Eigen volk eerst!"). On n'en serait pas arrivé là si tous les Wallons et francophones avaient montré un peu plus de respect pour la langue flamande au lieu de la dénigrer systématiquement. Mes parents étaient parfaitement bilingues et s'entendaient avec tout le monde, Flamands, Wallons et francophones. Heureusement pour eux, ils sont morts...

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  4. Oui, en effet. La fatigue… je corrige ça :)

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